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De notre correspondant, Michel PALUD


L'histoire du sous-bock
- 28 février 2008



La mousse coulait des chopes. Cela faisait bien 6 000 ans que la mousse souillait les tables. Ruinant le bois délicatement ciré, tâchant irrémédiablement les vêtements des consommateurs.

Des couvercles existaient parfois. Certes, ils abritaient sous leur aile protectrice la bière de l’agression de l’air, terroriste des tavernes, mais n’empêchaient point l’attaque moussue des tables. Et puis les verres, de plus en plus nombreux, n’offraient, eux, aucune garantie.

Lassés de voir leurs femmes se tuer à la tâche en astiquant encore et encore tables et comptoirs, nous sommes au 19ème siècle ne l’oublions pas – on dit d’ailleurs que Zola aurait puisé tout le désespoir et la noirceur de son oeuvre à la lanterne de ces drames (non ce n’est pas vrai, je m’enflamme) – lassés donc, les cafetiers servent les verres posés sur des assiettes (les verres pas les cafetiers).

Las ! Les clients, plus soucieux de l’arôme de leur breuvage que de la santé de ces malheureuses, les mufles, posent leurs assiettes sur le dessus de leur verre pour, vous l’avez compris, limiter l’oxydation du liquide.

Notons ici au passage l’apparition de signes distinctifs à caractère publicitaire sur les assiettes. Déjà !

Un premier brevet est déposé à Paris par Calasonga. Nous sommes le 8 décembre 1879.

La bataille vers l’invention du sous-bock vient de s’engager. Elle sera sans merci.

A vos mouchoirs les amis ; bien que le premier feu ait lieu en la capitale française, la victoire sera allemande.

Mais n’anticipons pas et revenons à notre brevet.

L’idée est simple. Les assiettes sont encombrantes donc malaisées de manoeuvre et, souvent en porcelaine ou en faïence, elles cassent. Il va donc s’agir de soucoupes, en tôle ou en bakélite. Léger, peu fragile, l’objet comporte en outre, comble de l’ingéniosité française, un petit compteur agrafé sur son rebord. Voilà donc que l’ustensile, non content de contenir héroïquement la mousse (quoique, certains indisciplinés perdurent dans leur entreprise de déstabilisation de l’ordre établi), se double d’une aide précieuse à la comptabilisation des commandes
.
J’avais dit ingénieux. Mais le meilleur est devant nous. D’autres brevets améliorent le système. La soucoupe comporte désormais le prix de la consommation peint sur son rebord. Enorme, vous allez voir.

Le serveur apporte une bière, posée sur une soucoupe indiquant, par exemple, 2,30 francs. Lorsqu’il apporte le second verre, il substitue habilement (il fallait un peu d’entraînement pour ne pas tout renverser) la première et la remplace par une nouvelle indiquant, combien ? 4,60 francs, c’est bien, on suit. Et ainsi de suite. Au moment de régler notre petite ardoise, l’addition est déjà prête !

Une autre méthode, plus simple, proposait un empilement de soucoupes indiquant toutes le prix unitaire. Au final, il suffisait de multiplier le prix de la consommation par le nombre de soucoupes. Bien aussi, mais encombrant et délateur du nombre de verres engloutis (témoignage d’époque : « dis donc Robert, c’est quoi toutes ces soucoupes ? »).

J’interromps un instant le récit pour évoquer un événement douloureux, le mot est faible, qui me hante depuis une douzaine d’années.

J’arpentais une brocante gigantesque à la recherche de quelques bouts de carton estampillés Kronenbourg, lorsque, au coin d’un étal, je distingue au milieu de plusieurs pièces défraîchies de vaisselle, une soucoupe blanche, cerclée de bleu et portant un nombre décimal. L’objet était crasseux et le brocanteur ne m’en aurait sans doute pas demandé, en comptant large, plus de trois ou quatre francs. Et là, le drame. La fatigue, peut-être, la bêtise et la vanité plus sûrement. Je demande à l’homme s’il sait de quoi il s’agit. Evidemment non. Je le lui explique. C’était une de ces soucoupes de la fin du 19ème siècle. Il m’a remercié et a empoché l’objet. Mais n’a pas voulu me le vendre.

Voilà, je traîne depuis ce boulet, minable et honteux (moi, pas le boulet). L’émotion me submerge, le désespoir est à ma porte, mais je vais tenter de poursuivre malgré tout cette histoire.

Un nouveau tournant s’opère. Décidément la route est bien sinueuse. En 1892, la société Albert Faivre et Compagnie dépose un brevet de « soucoupe éponge », matériau absorbant destiné à protéger les tables. L’idée est bonne. L’éponge boit goulûment les excès de mousse.

Plusieurs autres brevets se succèdent ensuite, améliorant ou copiant le procédé, selon.

Le 23 avril 1898, un dénommé Ader, probablement une brute ou entouré de brutes, dépose un certificat sur l’utilisation du caoutchouc dans la fabrication des soucoupes. Le but est d’amortir le choc (!) du verre posé avec force sur la table (des brutes je vous dis), et limiter ainsi l’oxydation néfaste du gaz carbonique, source d’altération de la bière. Plusieurs tentatives d’optimisation du procédé se succèdent, mais toutes seront anéanties par la naissance du sous-bock en carton, facile et peu onéreux à produire.

En fait, l’origine exacte du sous-bock en carton est difficile à dater. Quelques inventeurs ont sans doute eu des idées similaires en des époques et endroits différents.

Avec certitude cependant, Robert Sputh, à Dresde en Allemagne, fait breveter en 1892 un modèle de sous-bock très voisin de celui qui nous est aujourd’hui familier. C’est précisément à cette date que Kronenbourg situe l’origine du sous-bock contemporain. Une série commémorative du « Centenaire » a d’ailleurs été éditée par la marque en 1992. Nous vous la donnons à visiter en ce lieu, n’oubliez pas le guide, merci pour lui.

En 1900, apparaît le premier exemplaire imprimé en deux couleurs, toujours en Allemagne. C’est incontestable, malgré les incertitudes quant à l’origine exacte du sous-bock, il est acquis qu’il est né en Allemagne. Eh ! Oui, j’avais prévenu. Ceux qui ne se sentaient pas capables d’aller jusqu’au bout pouvaient, avaient le devoir, de s’arrêter avant. Maintenant il n’est que trop tard (large mouvement de cape).

Un boulevard s'ouvre désormais pour le sous-bock. Plus de virages, plus de tournants. Moins onéreux, doté de qualités pratiques indéniables, il permet en outre une utilisation publicitaire.

La femme du cafetier n’a pu être sauvée. Le sous-bock n’amortit plus, trop maigre et trop dur. Pour les mêmes raisons, il n’absorbe plus beaucoup non plus.

Pourtant, coincé entre verres et comptoirs, notre sous-bock se porte à merveille et poursuit son étonnante carrière.

Objet publicitaire à part entière, dont les brasseries usent à la perfection, il est depuis devenu la cible des collectionneurs.

Si aux portes du second conflit mondial, la production annuelle de sous-bock en carton atteint deux milliards d’unités, elle se situe aujourd’hui autour de cinq milliards, dont trois assurés par l’Allemagne (soupir long d’un mètre…). Cinq milliards annuels ! Imaginez un instant toutes les marques, les sous-marques, les sans marques. Et puis encore les thèmes – animaux, sports, histoire, art, humour, etc. –, les puzzles, les variantes, ceux qui comportent une erreur d’impression. Et puis, et puis, et puis…

Le collectionneur débutant attrape tout. Puis, au fur et à mesure, restreint ses recherches, se spécialise, dans telle marque ou tel thème.

Fabuleux objet à collectionner, sans pour autant, je vous rassure, ingurgiter des hectolitres de bière, le sous-bock offre le double avantage d’être esthétique et facile d’acquisition : offert contre un sourire dans les débits de boissons, il est échangé entre collectionneurs, souvent un contre un, et ne demande généralement que quelques centimes dans les brocantes et vide greniers. On le trouve également sur Internet, notamment dans des sites de vente aux enchères tel e-Bay. Les véritables collectionneurs n’aiment toutefois guère ces méthodes où certains objets atteignent parfois des sommes rondelettes, voire conséquentes. C’est d’ailleurs un sujet récurrent de désaccord entre pour et contre. L’offre, la demande. A chacun sa religion…

Chers amis, le voyage est terminé. Nous espérons que la ballade aura éveillé en vous un petit intérêt. Avant de descendre, assurez-vous de n’avoir rien oublié dans le train.


Michel PALUD

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